Entre deux brins de fougère |~| Libre, vienne qui veut

Sous le couvert tendre et feuillu d'un érable et d'un pommier, le dos contre la terre meuble et l'herbe à peine humide, une silhouette allongée fixait sans y songer les ombres des feuilles et des branches sur son propre corps. L'air était calme, serein, plein d'un silence paisible à peine agrémenté de temps à autres par quelques gazouillis d'oiseaux ou les crissements sourds des coureurs matinaux sur les graviers du sentier. Le jour n'était là que depuis peu, et ça se sentait bien à la lumière encore vaguement teintée de rose qui baignait les lieux. Philemon n'avait pas l'habitude d'être aussi matinal, lui qui avait passé la plus grande partie de sa vie à faire la grasse matinée, d'autant plus qu'aujourd'hui il n'avait pas grand chose de prévu ; mais il se trouvait que la femme qui l'hébergeait s'était révélée une lève-tôt sans pitié, et le bruit agressif de son fer à repassé associé au grondement aigu de sa télévision avaient eu tôt fait de réveiller et de tirer du lit le pauvre jeune homme tout abasourdi.

Mais au fond, ce n'était pas plus mal. Passé l'abrutissement de la première heure et une fois exposé à l'atmosphère fraîche et douce du dehors, Philemon s'était trouvé avec l'esprit clair, bien plus clair qu'il ne l'avait jamais eu pendant peut-être des années. Maintenant il pouvait prendre le temps sans s'avachir, il pouvait observer le paysage et le monde autour de lui sans que le tout ne se transforme en un magma informe de couleurs et de sons. Il pouvait respirer sans s'étouffer ; vivre et penser. C'était seulement maintenant qu'il réalisait ce que ça avait été que sa vie jusqu'à maintenant, à végéter dans un état larvaire, assommé par la chaleur qui suit le sexe, la drogue, l'alcool et l'épuisement du désespoir. Sans exagérer, il se sentait renaître.

Une série de crissements se rapprocha à vitesse accélérée avant de s'éloigner à nouveau, de disparaître dans le silence : un nouveau coureur énergique. Il faudrait peut-être qu'il songe à s'y mettre, lui aussi, s'il voulait retrouver une forme physique convenable et avoir autre chose que des chamallows à la place des muscles. Comme de toutes façons il semblait destiné à se lever tôt tous les matins grâce à la propriétaire de sa petite chambre, autant remplir ce temps gagné par une saine activité ... Mais plus tard, dés demain sans doute, pour l'instant il était bien là où il était, allongé dans l'herbe à admirer le vert superposé au bleu au dessus de sa tête.

Un rayon de soleil inattendu vint filtrer entre les branches et l'aveugler à moitié ; clignant douloureusement des paupières, il finit par se redresser jusqu'à s'asseoir en tailleurs. Là, il prit une grande respiration et savoura sa condition. Pour l'instant il n'avait rien à faire : pas assez d'argent en réserve pour se permettre une quelconque activité payante, aucune connaissance à qui rendre visite. Après tout il n'était à New Heaven que depuis un jour, et pourtant pendant ce laps de temps il était parvenu à se trouver un logement délicieux et peu cher et avait envoyé ce matin même une demande d'emploi et sa lettre de motivation à l'un des pubs de la ville. Maintenant, il n'avait plus qu'à attendre confirmation et serait prêt à travailler dés qu'on l'aurait embauché. Plus que jamais il se sentait motivé et prêt à débuter vraiment cette 'nouvelle vie', plus comme un fantasme qu'il avait eu si souvent mais bien comme une réalité tout à fait concevable et qu'il parvenait même à toucher des doigts en ce moment. En vérité il se sentait diablement bien, songea-t-il alors qu'il levait les bras au ciel pour s'étirer dans un soupir satisfait.